R_chroniques offre à une personnalité invitée une carte blanche en mots, en sons et en images : architecture, musique, cinéma, arts plastiques ...
Un espace pour embrasser avec une liberté absolue tous les domaines de la pensée.
DOUZE est le nouveau développement de r_chroniques. Chaque publication offrira une carte blanche à un invité mais l’esprit de ce nouvel outil est aussi d’apporter tout l’espace nécessaire au développement d’une pensée, d’un regard sur un sujet artistique et au-delà. Aujourd’hui cette nouvelle version de r_chroniques est baptisée DOUZE par Léo Bioret mais elle se réinventera bientôt au gré des prochaines invitations.
Léo Bioret, critique d’art et commissaire d’exposition est depuis septembre 2014 correspondant en région pour la revue Inferno. Il a rejoint le collectif Blast à Angers en tant qu’administrateur et chargé de communication.
www.bioretexpos.com
Le point, le trait
24 novembre 2014 - Ateliers MilleFeuilles à Nantes
Noémie Chauvet n’a pas pu venir au rendez-vous. Nous avons reporté notre rencontre à la semaine d’après. Elle vient d’avoir un accident de vélo.
1er décembre 2014 - À l’aide d’une béquille, elle m’invite à découvrir son nouvel atelier. Elle vient d’arriver à MilleFeuilles, elle occupe pour l’instant, un espace de quelques mètres carrés et commence tout juste à prendre ses marques. Romain Boulay, m’a fait cette proposition de temps de rencontres avec neuf des artistes résidents à ce moment là. C’est la deuxième fois que j’explore les lieux en découvrant autant d’univers artistiques à chaque porte d’atelier qui s’ouvre.
Ce type de rencontres d’atelier est le moment le plus privilégié que l’on peut expérimenter avec l’artiste. Elle me permet d’accéder à un espace très personnel et intime. Elle peut créer, tester, questionner ses matériaux, travailler et stocker ses œuvres. L’atelier prend différentes formes et passe d’une fonction à une autre selon l’artiste qui l’« habite ». C’est aussi une manière de découvrir une pratique en se positionnant au cœur de la création. Là où se modèlent les idées et les réflexions sont mises en application.
Août 2015 – Nouvel atelier, nouvelle production, C.08.15#02
« L’aluminium est un matériau que j’ai déjà utilisé à plus grande échelle. Tu as pu voir dans mon atelier une version beaucoup plus réduite. Les barres en aluminium composent pour le moment une pièce murale. J’ai déjà trouvé le titre de cette nouvelle production, C.08.15#02. Elle fait partie pour moi, d'une série en aluminium, même si le format est tout autre. Le rendu est toujours le même que les précédentes, travailler le reflet et la couleur, seule la forme de la couleur va changer et la taille de ma sculpture. C'est assez bizarre de dire une forme de couleur mais je pense qu'il s'agit bien de ça.
Aussi j'aime travailler ce matériau car il est tendre et facile à poncer et à manipuler. Ce que je recherche c'est le reflet avec la surface du métal et quelque chose d'aléatoire dans le façonnage si je puis dire ; car aucune barre n'est identique lorsque je les travaille. Je dirais que c'est le moment passé avec, qui me permet de me familiariser avec le métal.
Je pense que j'arrive maintenant à réduire mes étapes de travail car je sais de plus en plus où je vais. Je pratique de plus en plus donc les étapes sont moindres. J’ai passé deux jours sur cette nouvelle pièce, j’ai du passer au moins une semaine voir plus sur mes pièces précédentes. Je commence à maîtriser les techniques et je ne laisse jamais tomber lorsque je souhaite obtenir tel ou tel rendu final. Il faut dire que j'utilise une nouvelle machine à polir qui demande beaucoup moins de temps ! »
Lorsque les artistes me laissent entrer dans leur atelier, ils sont en terrain conquis, à l’aise, la plupart du temps et ils se livrent. L’atelier permet de découvrir leurs œuvres en cours mais également leur personnalité. Qui sont-ils ? Leur discours prend une toute autre forme. Je les laisse parler, se livrer, narrer des anecdotes, se poser des questions. Ils ne sont plus seuls avec eux – mêmes, je suis leur interlocuteur. Je suis figure de l’extérieur, observateur et invité. Je me dois alors de respecter cet espace de création afin d’en prendre toute la considération et la nécessité de proposer au public une illustration de ces moments privilégiés.
Chaque artiste maîtrise, utilise et expérimente son espace de travail à sa manière, sa pratique gravite autour de cet espace. L’atelier est en quelque sorte la genèse des productions, l’espace test des réalisations et le début de la création. Rencontrer un artiste dans son espace de travail est un exercice intrusif très riche d’éléments générateurs d’idées.
Noémie Chauvet est depuis plusieurs semaines dans une phase de création très intense. Les premiers problèmes techniques apparaissent, comment accrocher telle ou telle œuvre au mur, faire en sorte que le polissage soit « parfait », tester de nouveaux matériaux et se laisser tenter par de nouvelles directions. Tout est là sous mes yeux. Elle montre, je peux expérimenter la matière brute, toucher, ressentir, respirer les poussières de l’action artistique. Je découvre peu à peu de nouvelles étapes de son travail et je cherche inlassablement à écouter ce qu’elle m’apprend.
Cet entretien mené le 3 février 2015 à la galerie Paradise de Nantes, a eu lieu au tout début de la résidence de Qingmei Yao. Une première interview a été publiée quelques jours plus tard sur le site de la revue Inferno.
Diffuser une version longue plusieurs mois après cet évènement, une fois la résidence achevée et l’exposition passée est une réelle archive d’un moment de recherches, de tâtonnements et d’expérimentation, nécessaire à la pratique de l’artiste.
Cette extension inédite a pour vocation d’ouvrir le format de l’interview vers une autre possibilité de retranscription en deux temps ; de la synthétisation, normée, adaptée a un format et une caractéristique de lecture, à une ouverture, un champ étendu qui revient à la parole plus naturelle, moins manipulée, plus authentique.
Il s’avère que cette parole est comme un instant de performance. Elle aura beau être enregistrée, écrite, diffusée, filmée, racontée, l’instant de dialogue d’artiste ne vivra qu’à cet instant pour se consumer l’instant d’après dans l’espace mémoriel. Qingmei Yao vit ses performances de la même manière.
Le travail de résidence en immersion autour de Paradise a pris la forme d’une performance longue durée pendant un mois. One Hour Occupy Parking Art est un ensemble filmé d’occupations pendant une heure chaque jour, d’une place de parking payante pour présenter des activités délocalisées et réalisées par l’artiste. À l’instant de l’entretien, Qingmei n’a encore aucune idée de la forme que prendra la restitution de son travail de résidence.
Crédit photo : Qingmei Yao, OPA, galerie Paradise 2015.
Tentatives
Jusqu’ici, tout est une question d’interprétation et de sens. La parole de l’artiste est sortie de son contexte initial par la retranscription ; elle est cadrée, coupée, associée, modelée, afin de créer une forme de discours idéal.
« On ne sait jamais ce que l’autre comprend de ce que l’on est en train de dire. »
François Brunet - Atelier de l’artiste, Angers le 29 juillet 2015
Mais en revenant à l’essentiel de l’instantané de l’entretien, en gardant un aspect quelque peu « parasite » des bruits et de la matière brute, nous redécouvrons l’environnement du discours. Les détails (rythme, ton, mots, formulations et réactions) ont une importance capitale dans la compréhension. En faisant le choix de les garder, j’aborde un niveau de retranscription qui se complique. La nécessité de présenter ces deux formes d’écoute et de lecture apparaît soudain. Ainsi, chaque interprétation est différente, l’écrit doit être lisible tout en gardant la spontanéité et la générosité de l’artiste, mais cette logique implique de faire des choix dans l’enregistrement. Il faut remanier cette parole pour la forme écrite sans la dénaturer. Sans arrêt, les manipulations techniques et syntaxiques se succèdent, dans une version très personnelle de la parole de l’artiste. Où la limite se situe donc ? Expérimenter ces deux formes de retranscription m’amène à m’adapter au travail de chaque plasticien afin de livrer mon interprétation de son discours, sans grande démonstration illusoire. Ce sont les artistes qui me racontent des histoires, pas l’inverse.
Lors de cette rencontre avec François Brunet, je n’ai en aucun cas dirigé la discussion et je suis très peu intervenu. Mon rôle d’observateur a laissé à l’artiste le parti d’articuler son discours comme il le souhaitait, sans aucune restriction ou recadrage de ma part. Ce moment s’apparente à un monologue d’artiste. Je me permets dans un deuxième temps d’en produire une interprétation, écrite, telle une citation, où le procédé de reproduction devient visible.
Cet extrait aborde les bases de création du travail de François Brunet ; des objets sans fonction à leur réactivation sur la toile, des étapes de construction et de réflexion de ses peintures aux techniques de réalisation.
« J’ai fait des photos de ces objets mais je ne savais pas trop ce que j’allais en faire. C’est exactement ma manière de travailler, sans savoir où je vais. C’est ce qui m’intéresse, mais cela s’avère dangereux. C’est un peu perturbant mais ça peu aussi être très excitant. J’ai l’impression d’être un aventurier, dans mon atelier, c’est la quête ! Cette chose après laquelle on court tout le temps qui ne s’arrêtera jamais, où peu être avec moi quand je serais mort mais les autres continueront, ils continuent déjà.
Très vite la photographie que j’avais apprise avant les Beaux-arts, avant de m’intéresser à la peinture, à disparue de ma pratique car elle venait parasiter ce champ en y ajoutant quelque chose. Il existait déjà une hybridation. Le champ de la photographie a commencé à rentrer dans mon travail pictural d’une façon un peu inattendue. Si j’utilise la photographie, comment je vais pouvoir l’intégrer dans mon travail de peinture ? Par collages mentaux, le sens se perd, ce n’est pas assez dense, riche et intéressant pour que je l’utilise de cette façon là. ?a me permettait une entrée beaucoup plus intéressante, vidéo-projeter des photographies. Au départ, je suis passé par l’informatique avant de projeter les images. Je les ai vectorisées entièrement pour qu’il ne me reste plus qu’un dessin. Il n’y avait plus de couleur, plus de texture, il ne restait plus qu’un tracé dans l’espace. Je me suis rendu compte que l’ordinateur pouvait sélectionner des zones et en faire disparaître d’autre, totalement à mon insu. Je ne maîtrisais pas tous les paramètres, l’ordinateur faisait sauter certaines zones et en gardait d’autre. J’ai intégré ce facteur au processus de création en acceptant ce qui m’échappait totalement. J’ai donc commencé à travailler en suivant les contours et les tracés en utilisant une matière que l’on utilise essentiellement dans la sculpture et le moulage, le latex prévulcanisé. C’est un latex qui durcit à l’air, dans lequel il y a beaucoup d’ammoniaque. J’ai utilisé ce latex au pinceau, comme de la peinture sur des formats blancs préparés, de toile ou de papier. Je venais ensuite passer de la couleur par-dessus. Le latex est ensuite retiré et on obtient une réserve dans la couleur. Quand j’ai commencé à expérimenter ça, je me suis dit, qu’effectivement, j’étais en train de dessiner dans la couleur.
J’aime bien une partie du travail de Matisse qui dessinait avec une paire de ciseaux directement dans la couleur. Il y a tout un rapport au tracé, au dessin et à la peinture et des choses qui sont remontées assez vite. Si je mets une réserve dans ma couleur, je peux peut-être l’entendre d’une autre façon, au second degré. Les premières séries se sont appelées, Réserve. Des séries qui n’étaient pas sans renvoyer à une pratique de gravure que j’avais eue. J’obtenais quelque chose par retrait plutôt que par ajout. Ce qui est d’ailleurs un peu contradictoire avec la peinture. Tu ajoutes des couches pour obtenir un résultat, bien évidemment lorsque tu ajoutes des couches sur d’autres, certaines disparaissent. Tu ne les retire pas mais tu les enlèves d’une certaine façon.
J’ai poussé plus loin, à un certain moment je n’utilisais plus la vectorisation, je projetais directement les photographies. Je sélectionnais moi-même mes tracés en faisant sauter certains éléments et pas d’autre.
C’est une manière assez proche du fonctionnement de l’existence. Tu rencontres des gens, il se passe des choses qui sont positives, négatives. Tu fabriques des choses, il y a des trucs qui ratent ou qui réussissent, tout va très vite. Tu es obligé de prendre des décisions sans arrêt, des milliers par jour, à ton insu. C’est le processus de l’inconscient qui est en route. Si je parle d’inconscient ce n’est pas sans résonnance avec des textes que j’ai lus liés à la psychanalyse et la pensée, notamment un texte dont je me souviens qui s’appelle, La fuite du sens de Jacques - Alain Miller, le légataire universel de Jacques Lacan. Ce sont des retranscriptions de séminaires publiques. Cet ouvrage a donné son nom à une autre série, La fuite des sens. C’est embêtant, car tout peu s’arrêter à un moment donné ! Mais on peut aussi voir cette fuite des sens comme une fuite en avant et non plus une perte […] » Extrait de l’enregistrement du 29 juillet 2015 – François Brunet
C’est en souhaitant montrer que l’entretien était une extension de la pratique de l’artiste et parfois une œuvre à part entière que j’ai prolongé l’expérience des rencontres d’artistes à travers ces chroniques.
Les têtes à têtes continus et se multiplient afin d’enrichir le discours artistique.
Ce premier chapitre d’écriture est un état des lieux de la parole de l’artiste, contenue dans une expérience personnelle substantielle. Archivage contemporain, réactivation, interprétation, documentaire, …
Un deuxième cycle commence.
Sur un principe de réponses croisées j’ai proposé à deux artistes, Jeffrey Poirier et Cécile Benoiton et deux professionnelles de l’art contemporain, Mai Tran et Léa Cotart – Blanco, de participer. Basé sur l’expérience de chacun, les invités interprètent librement quatre questions autour de la parole de l’artiste : expérience personnelle de l’entretien, meilleur souvenir de rencontre, discussion la plus marquante et mauvais souvenir artistique.
Image : Ed Pien, Corridor, 2009, installation, courtesy of the artist, Richmond Art Gallery
Chroniques réalisées sur la base d’une expérimentation personnelle, d’un archivage de sept ans de rencontres d’artistes, de recherches permanentes, d’entretiens et de collaborations nécessaires et génératrices de nouvelles formes d’expressions. C’est aussi l’occasion d’expérimenter un nouveau principe de diffusion de ce discours artistique, passé, en cours où à venir.
Textes, titres, enregistrements, images, liens, chaque élément en documente un autre. Vous pouvez parcourir ces chroniques, dans l’ordre, à contre-sens, en détails ou en survol. Je suis persuadé que mettre à disposition de tels éléments, chavirera les interprétations, piquera la curiosité et peut être, je l’espère, positionnera la parole de l’artiste dans la lumière. Au même titre que ses œuvres, son discours fait valoir ses droits.
Véritable procédé in situ, la rencontre d’artiste réside dans une pratique intermédiaire et complémentaire au travail plastique. Depuis 2008, j’ai eu l’occasion de faire de nombreuses entrevues, qui ont chacune pris une tournure différente. Cette expérience orale ne survit que par le travail de mémoire. La raconter ici est une manière de donner une temporalité à ce moment d’échange « officieux ».
Seraient-ce des moments qui n’appartiennent qu’à l’artiste ? Je ne pense pas. Ils existent, ont existés et existeront toujours. Ils deviennent alors des moments déterminants dans la compréhension des pratiques artistiques.
« L’art ne m’intéresse pas. Ce sont les artistes qui m’intéressent.¹ »
¹ Entretien de Marcel Duchamp avec William Seitz, 1963, in Etant donné Marcel Duchamp n°2.
Crédit photographique : Muriel Joya, Survivre à la mort, galerie AL /MA, Montpellier, 2013
Ces dernières années ont été sources de questionnements subjectifs sur un monde artistique en constante expansion. Lectures, rencontres, aboutissements professionnels, dialogues, échanges, problématiques et découvertes, m’ont mené, à la pratique des espaces et leur archivage et surtout à la parole de l’artiste et sa conservation. Je nourris mes réflexions de constats multiples. Ils résultent d’interrogations sur la place de l’artiste aujourd’hui et moins sur celle de l’œuvre, un glissement s’opère de l’objet d’art vers l’individu. S’intéresser à l’artiste, c’est s’intéresser à son discours et sa typologie. Se met alors en marche un processus de familiarisation de l’art contemporain par le lien créé, entre l’initiateur de création et son interlocuteur, cherchant à produire la parole.
Les propos artistiques sont des modes d’expressions et de créations à part entière. Ce sont de réels moments de monstration et de dévoilement ; des formes de performances menées.
La rencontre guide ma pratique et assouvie ma curiosité artistique. Je pense alors chaque chronique sur un modèle d’évolution de la parole d’artiste et sa place dans une culture contemporaine de l’oralité et du mouvement permanent.
Première fois dans un taxi - octobre 2008, 11h30, Institut d’art contemporain, Villeurbanne.
Je m’apprête à rencontrer Vincent Lamouroux, plasticien parisien, grand amateur d’architecture et réalisateur d’expérimentations spatiales surprenantes.
Je souhaite lui poser quelques questions sur les deux productions présentées dans l’exposition Fabricateurs d’Espaces à l’IAC. C’est la toute première fois que je pratique cet exercice, faire un entretien d’artiste, où plutôt subir un entretien d’artiste. Le souvenir est bon, le moment est stressant mais d’une richesse de références artistiques incroyable pour le petit étudiant que je suis encore. Je ne maîtrise rien, le lieu et l’espace sont exigus, nous sommes à l’arrière d’un taxi, il doit reprendre son train, nous avons dix minutes.
Elles me paraissent en faire quarante. Je prends beaucoup de notes et pose des questions pressées et ciblées, car la dizaine d’interrogations préparées à l’avance doit être remaniée au dernier moment.
« L .B : Comment les deux sculptures AR.09 et AR.07 deviennent-elles créatrices d’espaces ?
V.L : Il existe une forte dialectique entre les deux œuvres AR.07 et AR.09. Les cubes blancs font partie intégrante des lieux et les structures métalliques jouent sur l’autonomie. L’une est le négatif de l’autre. Elles sont complémentaires, très différentes mais extrêmement liées. La pièce blanche s’appréhende par l’expérience de l’espace. Elle a une dimension très populaire. Les spectateurs ont tous leur point de vue sur l’œuvre. Leur expérience de la vie fait qu’ils ne la verront pas de la même façon, l’œuvre est vue différemment par chacun. Marshall McLuhan a une vision de l’espace qui me plaît beaucoup ; « un jour l’espace ne sera plus qu’un espace libre ou occupé. Dans un sens je me retrouve dans une vieille définition du terme de Fabricateur ; qui fabrique des objets sans valeur et à but d’illusion. C’est surement là que se joue la création d’espace.
L.B : Il existe une vraie adéquation entre les titres de tes pièces et l’exposition.
V.L : Oui, le droit à l’espace est une notion a laquelle je porte grand intérêt. Avec le statut d’artiste, je bénéficie d’une liberté d’intervention. Le titre générique et numéroté, Air Right 07 et 09 figure cette possession de l’espace et ses possibilités. »¹
Cette discussion sera présentée en partie dans mon mémoire comme documentation sur l’artiste et son travail. Cependant j’ai retrouvé il y a quelques mois, de nombreuses pages de notes qui correspondent aux conversations téléphoniques que nous avons échangées par la suite et qui n’ont jamais été retranscrites. Beaucoup d’informations ont circulées, mais il a toujours pris le temps de me parler de ses œuvres, de l’emploi de son temps, de ses lectures, ses expositions, mais surtout ses préoccupations autour des espaces. Ces notions me fascinent encore aujourd’hui.
Vincent Lamouroux ouvre le champ des possibles. C’est ce qu’il m’a confié il y a sept ans. Depuis quelques temps c’est la fameuse marque de biscuits uniques, qui prône ce slogan à tout va ; même si d’une parole à l’autre, je suis plus disposé à croire l’artiste que le publicitaire.
« Lorsque je découvre un espace pour la première fois, il a l’avantage que tout est possible. La plus grande diagonale dans l’espace fait sa qualité, une qualité qui se définie au sein d’un musée ou d’une structure accueillant l’art contemporain. Georges Pérec dans, La vie mode d’emploi, conçoit un habitat où chaque pièce a sa fonction. Il imagine une pièce, dans cet habitat, qui ne servirait à rien, qui serait vide et sans but précis. C’est le luxe ultime d’avoir une pièce inutile. Ouvrir le champ de tous les possibles permet des choix de création et créé ce luxe. Cette manière d’occuper l’espace est une démarche qui me plaît. Le principe de l’œuvre type ne m’intéresse pas trop ; je préfère travailler sur une expérience inédite de l’espace à chaque fois. »²
1 -Vincent Lamouroux, extrait des entretiens réalisés en octobre 2008
2 - Vincent Lamouroux, extrait des entretiens réalisés en octobre 2008.
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Crédit : Sullivan Goba-Blé, Défilé, 2015.
Demi – artist, est un projet inédit en cours de réalisation, créé par l’artiste Olivier Garraud. Cet entretien a été mené dans l’atelier de l’artiste à Nantes. Il travaille sur une version animée et je lui fais une proposition improvisée de discussion sur ce nouveau projet.
Qui es-tu Olivier ?
Je suis artiste et j’ai investi les Ateliers Delrue après avoir reçu le Prix des Arts Visuels de la ville de Nantes en 2013. Je fais du dessin et tout ce qui peut s’en rapprocher comme l’animation et le wall drawing que j’expérimente depuis peu. Je fais également de la sculpture.
Mes recherches tournent beaucoup autour de l’image et ce qui peut la générer. Ce qui m’intéresse c’est aussi l’impact de ces images en tant qu’objet. Qu’est ce qu’on est en droit de comprendre et qu’est ce qu’elles véhiculent ? C’est pour cela que ça ne me dérange pas de passer d’une technique plastique à une autre pour aborder ce statut de l’image.
Comment les symboles mythologiques ont ils marqués ta pratique artistique ?
Au-delà des références historiques, j’ai une grosse culture de blockbusters américains et des figures de héros. On retrouve ça aujourd’hui avec les films Marvel et leurs messages de propagandes. Je pense que cette influence vient de là. Le livre de Roland Barthes, Mythologies, met en avant beaucoup de symboles de notre société comme la Citroën et les catcheurs de la Lucha Libre. Je pense que cet aspect mythologique est surtout un mélange de constats personnels et de culture populaire.
Quand on vit dans une société libérale, tournée vers les sciences et l’argent, il est intéressant de voir comment, cette société, qui est normalement censée s’émanciper d’un dieu, fait surgir des survivances iconiques par une idolâtrie qui s’est déplacée autour des baskets, des people et au fond, autour de l’argent. L’argent fonctionne avec une forme de croyance. Quoi qu’il advienne nous avons tous besoin de ce type de fonctionnement que je ne comprends même pas moi-même.
Ces questions m’intéressent beaucoup, je mets les doigts dans la prise et je vois ce que ça fait !
Présenté dans sa première version à l’Atelier de Nantes en 2014, comment a évolué le projet, Demi-artist depuis l’année dernière ?
La première fois que j’ai présenté Demi-artist, à l’Atelier, le dessin était intégré dans une installation d’une trentaine de dessins et de sculpture sur étagère. Depuis pas mal de temps, je voulais sortir de la manière classique de présenter des dessins et des sculptures. J’ai donc présenté mes réalisations dans un ensemble. Cette installation reflète clairement les prémices de ce que j’aimerais présenter prochainement. J’aimerais ajouter dans ces installations, d’avantage de sculptures et d’animations. Cette proposition d’images fixes et animées créée un effet de multiplicité entre la dépendance de chaque image et leur interdépendance.
Je m’étais permis dans cette installation de présenter des éléments qui ne sont pas encore aboutis mais qui fonctionnent dans cet ensemble. C’était le cas pour le premier dessin intitulé, Demi-artiste. Je n’étais pas satisfait, car la part d’humour n’était pas évidente. La typographie que j’avais utilisée était de style gothique ce qui rappelait peut être un peu trop les affiches de propagande du IIIème Reich ou d’un groupe de heavy metal. J’ai voulu prendre un peu mes distances tout en poussant le projet un peu plus loin. J’ai alors proposé trois versions, trois dessins sur le même format, A1. Une version reprenant en caractères grecques blancs sur fond noir et accompagnés d’une introduction : « Il était fils d’artiste et de simple mortel, il avait des dons exceptionnels … » Les deux autres versions incluent des éclairs puis des flammes sur le fond noir. Le fait d’avoir réalisé ces trois versions m’a mené petit à petit vers la nécessité de faire une animation. Comme une sorte de teaser de ce super-héros encore méconnu du grand public. Au départ cette proposition prenait la forme d’un dessin sur papier. Il semblait possible d’aller plus loin en employant l’animation. Comme souvent j’envisage les choses de façon simple et efficace. J’ai alors repensé aux films d’animations bon marché japonais, aux jeux vidéo 8 bit et aux gif animés que l’on trouve sur l’internet.
J’ai fait le choix du noir et blanc en me souciant spécialement de la composition. Je n’ai utilisé que sept images, chaque dessin au format A4 est scanné.
Avec les quelques dessins réalisés sur papier, je suis en mesure de proposer plusieurs animations. J’ai envisagé le montage du son et des images de manière très simple reprenant les « trucs » du cinéma.
J’ai toujours eu envie de traiter la vidéo, comme un économiseur d’écran d’ordinateur qui tourne, comme une boucle qui laisse finalement en permanence le signifiant à portée du regard. En disséquant la vidéo initiale en plusieurs fichiers distincts, j’appuie encore ce potentiel. Le caractère multiple de cette proposition lui donne d’emblée la possibilité d’être un ensemble, épileptique et absurde.
Demi-artist, est-il un autoportrait ?
Non pas du tout, mais c’est un projet qui inclut une part d’auto - dérision. En tant qu’artiste, on va forcément se poser la question. Moi – même, je me pose beaucoup de questions sur le statut de l’artiste, mais ce demi-artiste n’est pas censé me représenter. Il représente l’idée que l’on pourrait se faire d’un artiste. La question que je pose à travers ce projet est la suivant : si nous sommes à même de pouvoir aduler un artiste, qu’est ce qu’un demi-artiste ? J’essaye de traduire un certain déplacement avec Demi-artist.
Demi-artist, et qu’en est-il de l’autre moitié ?
Il est la moitié d’un artiste et la moitié d’un homme. C’est une forme d’hybride. La prochaine vidéo animée que j’aimerais réalisée s’appellera, L’athée. Je mettrais en scène un mi-homme, mi-chien. C’est un personnage que j’ai déjà présenté dans mes dessins. Ces dernières années je me suis beaucoup recentré sur le dessin et je m’aperçois que pour arriver à mes fins, le dessin ne suffit pas forcément. Je sors alors du dessin pour par exemple proposer des animations vidéo qui potentiellement quelque chose de plus fort à proposer. J’aime aller au bout de mes idées. J’ai terminé l’animation Demi-artist, hier. Les vidéos seront surement amenées à évoluer de la même manière qu’un logiciel informatique. La version 1.0 évoluera vers une version 1.1 au fur et à mesure des modifications que je voudrais leurs apporter.
Un texte de Damien Moreira écrit à l'occasion des deux expositions d'Elsa Tomkowiak au Frac des Pays de la Loire (novembre 2011) et à la chapelle du Genêteil à Château-Gontier (février 2012).
Les coups de peintures sont roses et la salle vibre rouge. Campée dans ses Doc Martens tachetées qui en ont vu d'autres, un imperméable de fortune découpé dans une combinaison jetable de peintre en bâtiment porté pour la forme, à la main un balais rosit de peinture onctueuse, Elsa Tomkowiak est face aux murs blancs. Action ! Un geste vif. Eclaboussures ! Premier jet et le mur saigne rose fluo. Elsa recharge le balais, arme son coup, et dans un élan envoie promener la matière sur le mur et le plafond, insiste à l'angle du mur et du plafond. Le balai dégouline en une douche colorée. Nouvelle attaque, nouvelle angulation, la matière imprime le geste portéau plus loin. De la peinture plein les mains, l'artiste peint un disque de couleur. Le mur, le sol et le plafond sont recouverts de traces désinvoltes d'un rose balancé, d'un rose flamboyant. L'engagement est physique. L' immersion est totale. La couleur et la lumière bouleversent les limites du lieu. L'espace est transformé. Les angles disparaissent et ce disque coloré nous englobe et nous trouble... Malgré la rapidité et la violence de la réalisation, Elsa ne mène pas un combat contre la peinture ou le support, elle s'immerge au plus vite dans la couleur toute entière ; de ce corps à mur naît une étreinte.
Le disque rose est le point de départ. En son centre, deux disques de couleur, de taille identique au premier, s'effleurent et s'étirent sur le sol et le plafond. Par un système de hachures, comme les légendes d'une carte de géographie, les couleurs se superposent et vibrent d'une nouvelle intensité. La composition, cette rosace trop grande, est un patron gigantesque plié sur les angles de la pièce et contraint dans l'espace. Les dimensions semblent prévues pour un autre lieu. Invitée à exposer à la Chapelle du Genêteil en février 2012, Elsa envisage de redéfinir l'espace avec une installation de bandes de plastique colorés et par l'agencement de celles-ci souligner l'arrondi du plafond et créer ainsi des cercle perceptibles en déambulant dans l'espace. La rosace représentée au Frac des Pays de la Loire est un schéma, une représentation à l'échelle, un jeu de composition de ces disques. Dans un lieu une avancée dans la peinture, dans un autre une confrontation directe avec la couleur et la forme. Dans les deux cas, la couleur est projetée au delà des limites de l'espace, le lieu perd sa fonction et devient support.
A l'entrée de la salle Mario Toran, une sculpture, structure de placoplatre, crève ou tombe du plafond et se répand en cassures, bris et gravats. Un côté organisé, vertical statique, s'oppose à l'autre martelé, arraché, fracturé où des formes cylindriques prélevées se dessinent. L'ensemble est bombé de peinture, des filons de couleurs le parcourent, et chaque couleur joue avec les accidents, les accrocs, les heurts. La matière est extirpée à coup de marteau, extraite ou modelée. Un carottage semble avoir été effectué et ce prélèvement nous plonge non devant le constat du relevé, mais bien dans le trou, dans l'excavation même. Les couleurs, comme un écho, se répandent dans les escarpements de cette roche factice, artificielle. Ce chaos orchestré permet des mélanges et la palette saturée, vive, parfois agressive joue de nuances et de confrontations.
Il n'y a pas de face aux installations d'Elsa Tomkowiak, mais une pénétration directe, une confrontation physique sans préliminaire. Il faut être disposé et disponible ; du premier pas résulte le second. Il faut se plaire dans le charme des teintes, se laisser déranger parfois avec délectation par l'épine inharmonieuse, irritante, dont la gêne : nouvelle expérience vite accommodée, permet de surmonter l'a priori et de se laisser porter par ce choix singulier, en réclamer peut être encore afin de mieux se glisser dans la couleur.
Damien Moreira
De l’entretien d’artiste à la publication. La vie d’un discours artistique
Mes questionnements s’enrichissent d’un besoin légitime d’archiver, de construire une trace, de retranscrire des moments parfois futiles, discrets, improvisés ou au contraire organisés, mis en scène, minutés et préparés. Ces instants de discussions font valoir la rencontre d’artiste. C’est un évènement qui se déploie par, la parole, les questions et le dialogue engagés, les gestes, et le lieu, mais aussi la durée et la fréquence des échanges. L’archive intervient dans un deuxième temps et élabore un témoin par l’écriture, la prise de notes ou la retranscription.
Comment puis-je réaliser un document et produire une forme pérenne de discours comme prolongement de la pratique artistique ?
L’archivage se développe par analogie, comme un nouveau profil de production. Il se positionne comme pratique mémorielle ou étape d’un processus. C’est l’un des points de départ de cette chronique. Aujourd’hui, j’expérimente encore la parole d’artiste, ainsi que la mienne. Essentielle dans les procédés de création, l’enjeu principal, est de la diffuser, pour l’ancrer dans une chronologie à différentes échelles (expositions, résidences, éditions). Elle doit être visible et accessible. J’essaye de systématiquement produire un témoignage. C’est un apprentissage dans le temps et une véritable expérience de l’oralité et de ses outils. Fabriquer un repère temporel me permet de donner un sens à mes actions, mais aussi de mieux comprendre ce qui porte la volonté artistique au-delà de l’espace d’exposition.
En ouvrant le travail d’Anaïs Touchot vers le discours artistique, plusieurs documents ont été réalisés pendant deux ans. Nous avons vécus cette expérience en binôme, en ne sachant pas vraiment quoi faire des premières réalisations. Au fur et à mesure des retranscriptions, un sens commun s’est distingué.
Février 2013 - première tentative d’entretien filmé.
Février 2014 -
L’entretien est retranscrit et rédigé puis diffusé.
Dix minutes d’enregistrement équivalent à une heure de réécriture en moyenne. Les secondes de dialogue sont décortiquées, réécoutées encore et encore pour capter le moindre mot qui pourrait donner vie à l’entretien. Tout retranscrire, inventer, manipuler la parole, la transformer, l’ajuster, garder une certaine oralité quand l’écrit préfère un autre discours.
Cette réinterprétation se manie prudemment car la parole brute ne peu être livrée telle quelle. Au risque, de faire des choix, d’occulter le sens, la direction ou l’intonation je me saisie de ces propos, en les abîmant le moins possible pour ainsi produire une nouvelle lecture du travail de l’artiste.
Je consacrais l’année dernière une web-expo à Anaïs Touchot en lui proposant d’y associer cet entretien. Cette étape de diffusion et d’édition se retrouve mise en avant sur le site www.bioretexpos.com.
Juin 2015 -
Anaïs Touchot a été sollicitée dans Le Grand Livre du Wood, quelques raisons d’avoir confiance . Un extrait de notre entretien a été choisi pour illustrer son travail du bois.
Cette troisième étape de manipulation sort complètement de son contexte le discours. Cette sélection, réinterprète une énième fois la parole de l’artiste. Cet extrait parle de la pièce, Si j’étais démolisseur. Un travail de performance répétitive, de construction puis de destruction sur un cours laps de temps.
Saisir un instant du discours artistique n’est pas un acte anodin. Il révèle un pouvoir et non des moindres, celui de construire à sa guise, la direction d’interprétation souhaitée. Les propos sont malléables mais il est surtout nécessaire de rester au plus proche de l’artiste, de ce qui lui correspond, de ce à quoi il sera sensible lorsque sa parole sera proposée au public.
Anaïs Touchot me parle de sa pratique, de sa fascination pour les habitations et de ses influences géographiques, mais aussi de la personne qu’elle est et ce à quoi elle aspire. Ces moments d’intimité doivent être partagés et montrés avec toute la maîtrise nécessaire, de la même façon que l’une de ses œuvres serait montrée de telle ou telle manière.
Et même si je cherche au mieux à livrer l’ambiance des échanges menés, le souvenir reste l’une des étapes essentielles dans la retranscription. Je m’en souviens, nous avons parlé pendant trois heures, entourés d’un appareil photo posé dans le sapin de Noël et de d’une caméra calée sur une pile de livres. L’une d’elle ne s’est pas réenclenchée, nous avons égaré 25 minutes d’enregistrement, une partie du dialogue s’est alors évaporée…
Dir. David Bruto, Le Grand Livre du Wood, quelques raisons d’avoir confiance, tome 2, Ultra Editions, 2015, Gand
En choisissant de revenir sur deux moments, véritables temps de compréhension et extraits des nombreuses rencontres avec Audrey Martin, je me base sur des souvenirs clairs, de partage d’informations et de moments clés dans chacune des phases de production de l’artiste. Une infime partie de chaque construction est mise en avant par le dialogue et la narration, la rencontre et la discussion, qui se sont opérés lors de l’élaboration des œuvres. Le discours de l’artiste se construit parfois sur de minces idées, détails ou découvertes qui deviennent des pôles d’expression et de création d’une richesse infinie.
Peindre le fond de la boîte – septembre 2010
Iki, 2010, technique mixte, 200 × 300 × 20 cm, Installation Vidéo in situ, FRAC Languedoc–Roussillon
« Peindre le fond de la boîte », expression qui désigne un état de négociation artistique où le souci du détail devient d’une importance
capitale.
J’ai rencontré Audrey Martin dans le cadre de l’exposition, Soit dit en passant, au Frac Languedoc-Roussillon de Montpellier en 2010. Je l’ai assisté sur le montage de sa pièce Iki. Durant une semaine nous avons monté ce mur de deux mètres sur trois en Siporex recouvert, frotté et lissé de magnésie. Elle y projetait une vidéo, telle une carte postale ajustée à la taille d’un parpaing. Considéré comme un élément de construction du mur ce film d’une marche effectuée à travers les Torii japonaises, a été réalisé sur le site de Fushimi Inari, à Kyoto, composé de milliers de portails traditionnels.
Iki, en japonais signifie, esthétique de la sobriété.
Nous sommes à ce moment là, à J-1 du vernissage. Les étudiants de l’université de Montpellier qui ont organisé cette exposition, fourmillent dans tout l’espace de la galerie. L’épuisement, le stress et l’excitation nous ont appris pendant cette semaine de montage à être patients, à éviter tout incident et surtout à ne plus faire attention aux interventions inappropriées.
Nous entrons maintenant dans la dernière étape du montage, les réglages. Il s’agit d’être précis, et de venir à bout de cette installation afin que l’artiste puisse appréhender le moment du vernissage avec un tant soit peu de sérénité. Il faut rester calme car les éléments perturbateurs sont nombreux, la pièce est presque achevée. Nous avons rangé les fils du vidéoprojecteur sous des goulottes grises, repeint ces goulottes, construit une boite pour le vidéoprojecteur, trouvé la bonne taille de projection sur le mur, dans le coin inférieur droit, au ras du sol. Le reflet de la lumière colorée sur la blancheur impressionnante de la magnésie est saisissante, sobre, efficace et tout simplement magnifique dans la semi obscurité du fond de la galerie. Audrey Martin n’est pas encore sûre du résultat et les derniers instants d’observation s’avèrent d’une importance non négligeable. Cependant quelques détails attirent son attention.
A – Il va falloir peindre la boîte tu ne crois pas ?
L – On peut, je remets un coup de bombe grise dessus, c’est parfait comme ça, ça se fondrait presque dans le sol !
La concentration sera de courte durée lorsqu’un nouvel élément perturbateur vint inspecter l’installation de l’artiste. Un état de circonspection nous atteint soudain lorsque l’énergumène commence à tourner autour du mur en déblatérant sa science désinfuse sur la meilleure manière de vidéoprojeter une image. Nous devenons spectateurs d’une vaste farce en attendant que le monologue se termine. La perte de temps succède à l’incompréhension, l’agacement puis l’impuissance face à se discours négationniste quant à la taille de l’image, sa qualité, son rendu et surtout, son contenu ! Visiblement le mec s’y connait !
La panique est proche mais nous devons tenir bon, faire comme si rien ne venait d’arriver, effacer cette silhouette pataude aux grands gestes illustrant sa frustration de ne rien comprendre au pied du mur. Nous ne prendrons pas le temps de lui expliquer quoi que se soit, nous sommes effarés. Cependant il faut continuer…
A- « Mais c’est qui ce type ?
L- Je n’en sais rien !
A- Mais, ça va la vidéo, c’est bien non ?
L- Ne t’inquiète pas, c’est top ! Ne change rien, ça fonctionne très bien comme cela.
A- T’es sûr ? …
L- Oui.
L’ étape ultime du doute artistique se joue dans ce dernier détail
A-… Il faudrait peindre le fond de la boîte du vidéoprojecteur. J’ai l’impression qu’on voit l’intérieur. »
Et nous avons peint le fond de cette boîte. Après une lutte contre le temps, l’angoisse de l’artiste et la volonté sans faille d’accorder de la justesse à l’œuvre ; repeindre le fond de la boîte est peut être bien une finalité, une ultime action qui emmène l’œuvre d’art a son paroxysme.
Le pouvoir de détruire la Terre – août 2013
Global Damages, 2013-2014, série de cartes postales, 10,5 × 14,8 cm, impression numérique, sur papier Trucard, première édition, collection privée
Cette série de cartes postales a été présentée lors de l’exposition Les montres s’arrêtent, imaginée et produite avec l’artiste Muriel Joya et le graphiste Thomas Rochon ; dans les locaux d’Illusion & Macadam à Montpellier.
www.purdue.edu/impactearth
Ce site est à l’initiative d’une première édition de cartes postales en 2013. Global Damages existe en deux séries. Audrey Martin a sélectionné dix scénarios pour chaque série. Les spectateurs peuvent, lors de l’exposition repartir avec leur exemplaire.
La découverte du site internet reste un moment de fiction totale qui par projection imaginative nous a quelques fois dressé les poils.
A – Je viens de t’envoyer un lien génial. Un site web de simulation de catastrophe où l’on peut personnaliser sa météorite pour la faire s’écraser sur Terre. Un calcul basé sur de vraies données scientifiques nous permet d’avoir accès aux conséquences virtuelles de ce qui aurait pu se passer si cette météorite était entrée en contact avec la Terre.
L- Il est dingue ce site. Je vais essayer tiens !
Choisir l’axe, le poids, le diamètre, la vitesse, la matière, la distance ; créer un monstre « naturel » afin de savoir quels dégâts seraient produits en cas d’impact. La simulation et les résultats produisent un effet assez fascinant. Plus les résultats sont impressionnants, catastrophiques, inimaginables, plus nous devenons des intéressés, des obsédés du destin de notre planète.
Force est de constater qu’en quelques minutes le reflexe commun est la destruction totale et ultime… À la recherche d’un pouvoir inconcevable ou bien d’un résultat précis, détruire notre planète n’est qu’une question de curiosité, mais le doute persiste, le grain de peur se façonne, ce n’est pas réel, et pourtant…
L – « Ca fait dix fois que j’essaye de créer un tsunami, je n’y arrive pas…
A- J’ai réussi à complètement décaler la Terre de son axe de rotation, tout a brûlé, le souffle de l’impact a rasé quasiment toute les villes.
L- J’ai détruit la Terre, il ne reste plus rien, les débris de notre planète se perdent dans l’espace. »
Notre lien à la catastrophe se poursuit dans cette réalisation de l’artiste. La catastrophe à emporter, nous offre le plaisir d’envoyer une carte postale à qui bon nous semble comme souvenir d’un évènement à venir où comme prédiction de vacances.
Audrey Martin a réactivé cette pièce cette année autour d’un projet d’édition intitulé Global Damages Replay, porté et réalisé avec Thomas Rochon. La première présentation a eu lieu à Montpellier à la Panacée et la dernière à Mons au Café Europa. Il s’agit pour les deux artistes de réaliser un travail d’interprétation collective sur un principe de possibilités de fin du monde.