Accorder à ses rêves ce qu'on refuse parfois à la réalité, une valeur de certitude inébranlable, que rien ne fait dévier de son chemin, sans renoncement aucun et en façonnant ses fantasmes en réalités d'une nouvelle sorte, ce pourrait être le credo du Collectif R et ça se passe cette fois en Inde. C'est un petit mouchoir rouge de Cholet qui jeta nos quatre artistes sur la route des Indes en quête de rencontres à tisser, de formes à expérimenter, d'images à défaire. Chennaï, capitale du Tamil Nadu en Inde du Sud, et quatrième ville indienne fixe le choix de leur résidence en été 2008. Une économie à la croissance exponentielle, due à l'industrie automobile et ses composants, à l'électronique et au textile, important centre de productions de films tamoul et cauchemar des salariés européens des entreprises délocalisées sur place. Paradoxe ? On y parle le tamoul, l'une des plus anciennes langues au monde toujours utilisées, quasi inchangée depuis 2500 ans.
Quand il offre
son dos au talent d'une tatoueuse de Mehndi (dessins au henné) pour imprégner son propre corps des logos redessinés par lui, des grandes banques, sociétés de transport ou autres entreprises indiennes,
Michel Gerson, l'immergeur, résonne avec cette convulsion économique mondiale, la détournant au profit de l'art. N'ayant de cesse d'affirmer avec humour une singularité qui se joue des systèmes broyeurs de vies et de rêves, l'artiste décline en motifs décoratifs les signes affirmés de ces puissances. TATA, Bombay Stock Exchange Sensitive Index, Bank of Indian State, Maruti Vehicles ou Mittal s'entrelacent, se combinent et se
brodent sur des saris de soie ou se forgent en
parures ornementales pour les fronts ou les oreilles des belles Indiennes. L'art peut-il servir à réenchanter le monde, selon les mots de Bernard Stiegler ?
Peut-être mais pour Michel Gerson, l'art est certainement, pour son intime nécessité, le moyen de vibrer avec le monde. Qu'il s'agisse de sa bulle privée et familiale, d'univers différents ou de territoires inconnus,
Michel Gerson s'applique à la mise en correspondance de ses mondes, liant, jointant, unissant, attachant les pièces les unes aux autres en un immense arbre de la connaissance, émettant de nouvelles racines et de nouvelles tiges à l'infini.
Le mercredi 23 juillet, tout excités, avec cependant une légère appréhension, nous suivons dans les rues populaires de Triplicane,
Laurent Moriceau, vêtu d'un tee-shirt blanc et d'un pantalon de toile bleue clair, le visage, le cou, les oreilles et les bras enduits de milliers de minuscules paillettes bleu sombre, argentées et rouges. D'emblée, l'accueil est chaleureux, les sourires s'épanouissent lorsque l'artiste serre les mains des conducteurs de tuk tuk, les tricycles indiens, ou des enfants sortant de classe en uniforme, surpris de voir leurs mains à leur tour couvertes de paillettes. L'artiste diffus s'approche d'une vache sacrée, pose devant le temple sous les regards amusés des vendeuses de jasmin et de roses, fait face au célébrissime acteur indien Shahruh Khan au détour d'une affiche de cinéma. Ses lancers de paillettes dans les airs obscurcissent en un éclair la ruelle se dispersant au vent et au hasard, sur les choses et les gens, traces éphémères d'un moment de rencontres et de contacts entre l'artiste et la réalité indienne. Rituel privé, cérémonie inventée, partagée et comprise de tous, d'ici ou d'ailleurs. Le lendemain, comme en écho, des tambours nous avertissent d'un évènement dans les mêmes rues où nous accourons à notre tour pour suivre un groupe d'hommes barbouillés à mi-corps de terre, vêtus d'un vesthi, cotonnade nouée autour des reins, portant chacun une construction de bois en demi-cercle, garnie de papier rouge, de fleurs et de bouquets de plumes de paon aux quatre coins. Les deux actions à l'opposé l'une de l'autre se répondent, celle singulière et créée de toutes pièces d'un artiste voyageur, l'autre collective, porteuse de codes de représentation précis d'une communauté. Toutes deux expriment le même désir de transmission de convictions, artistiques pour l'un, religieuses pour l'autre.
Le dimanche 27 juillet, Tout ce qu'un artiste crache c'est de l'art, disait Kurt Schwitters. Même quand il fait cracher quelqu'un d'autre ! Ebullition dans les locaux déserts de l'Alliance française, la star de la télévision et du cinéma Anu Assan est là pour participer à une action de Laurent Moriceau :
Une fève réalisée d'après un chewing gum mâché par une star. Même si l'ironie de la situation ne lui échappe pas, Anu Assan se prête au jeu avec force professionnalisme et énormément de gentillesse. Elle dirige elle-même le caméraman, décomposant ses gestes pour une meilleure compréhension et visibilité du film réalisé par l'artiste. La fève de la galette des rois en remake tamoul, le chewing gum mâché récupéré religieusement dans une boîte en argent, sera moulé et réalisé en porcelaine. Les actions infra-minces de Laurent Moriceau, mettent souvent en scène et au grand jour, des actes humains fondamentaux comme le don, l'échange, la relation et les notions de destin, de hasard, de fragilité inhérentes à la condition humaine. L'artiste en fait de véritables bijoux, les fèves, ou offre des évènements éphémères comme lorsqu'il dessine dans la rue, sur le sol avec l'aide d'un moule à merveilles, un kolam, dessin réalisé à base de farine de riz, la phrase en tamoul
How are you ?
Memento mori, Souviens toi que tu vas mourir, nous rappelle
Jean-François Courtilat, déclinant cette ultime violence, notre finitude annoncée, à travers une série de dessins faits à l'ordinateur où les jambes effilées, chaussées de talons aiguilles, de jeunes femmes souriantes offrent un socle sexy à un crâne humain, où le même crâne, relié à des signes Nsibidi, idéogrammes nigérians signifiant le voyage, l'amour, la faim, la maison, etc, s'adresse universellement et immédiatement à chacun d'entre nous. Vanité des vanités, même sertie de diamants comme dans l'?uvre
For the love of God de Damien Hirst, ou brodée de strass et de paillettes par les artisans indiens dans les dessins de Jean-François Courtilat, cette image de mort séductrice nous fige dans l'effroi. Que peut valoir la vie face à cette définitive absence qui nous attend ? Dans cette Inde mystique où les croyances en l'au-delà de la mort imprègnent chaque instant de la vie, où l'on se rend au temple, à la mosquée ou à l'église, déposer une offrande ou prier, se faire oindre le front par un brahmane ou psalmodier les quatre-vingt dix neuf noms d'Allah, ces représentations de la mort ne semblent guère impressionner les artisans qui se relaient à leur chevet de nombreuses heures par jour. Leur violence, c'est leur vie, au quotidien, leurs revenus insuffisants, leurs femmes maltraitées, leurs enfants mal nourris, leur invisibilité aux yeux des nantis. Vérité au-deça des Pyrénées, erreur au-delà, selon Blaise Pascal. Le déplacement met à l'épreuve la vérité de la représentation. Il n'y a pas d'universalité. Aussi empruntant aux artisans locaux leur savoir faire comme la broderie à la main de strass et de paillettes pour recouvrir ses crânes et ses propres déesses issues de la toile du Net, l'artiste joue t-il au jeu du travestissement à la mode indienne, rejoignant alors une certaine imagerie populaire kitsch et clinquante. Pied de nez artistique pour dire même pas peur en tamoul !
Patricia Solini, le 19 octobre 2008
Projet réalisé dans le cadre de la convention CulturesFrance Région et DRAC des Pays de la Loire.
Partenaires : Ambassade de France en Inde Alliance française de Madras.