Une interview croisée de Laurent Tixador et Didier Lamandé. Propos recueillis par Frédéric Emprou à l'occasion de MON Blockhaus, une exposition récente de Laurent Tixador à la Galerie du Dourven (22300 Trédrez-Locquémeau).
Rock around the bunker
C'est à la fin de l'automne que se terminait sous la forme de la session et du chantier impromptu, MON Blockhaus, l'exposition de Laurent Tixador à la galerie du Dourven. Reformulation grandeur nature de l'espace et du paysage, l'édifice proposé par Laurent Tixador cultivait l'improbable et le vraisemblant, le pari inattendu et la pièce architecturale, à la croisée entre la sculpture de gros oeuvre et l'archéologie interlope. Jeu de rôle généralisé différant les interprétations, incarné par le film que l'artiste présentait simultanément, MON Blockhaus devenait le prétexte à l'exploration d'un territoire temporel et d'une certaine mythologie de l'attitude et de l'expérimentation comme pratique des contextes. De la réception de l'oeuvre en question à son projet initial, interview croisée à la manière de l'échange de vues entre l'artiste, Laurent Tixador et le directeur de la galerie du Dourven, Didier Lamandé.
Comment en êtes-vous arrivés à l'élaboration de ce projet quelque peu hors norme ?
Didier Lamandé : - Le jeu et l'utopie font partie des aspects du travail de Laurent qui entrent en résonance avec la programmation du Dourven. Le choix de cette invitation fait écho à l'exposition de Jean Le Gac de l'été 2009, qui retransformait la galerie en une maison privée. Elle consistait en l'immersion du visiteur dans la villa d'un voyageur et rejouait de la figure de l'aventurier comme double de l'artiste. Parce que Laurent invente et expérimente des situations, l'idée était de proposer au public une autre manière d'aborder cette figure de l'artiste/aventurier. Avec sa galerie vitrée qui cadre la vue sur la mer et l'estuaire de la rivière du Léguer, on peut parler du Dourven comme une machine à voir, une mise en spectacle du paysage. D'où cet intérêt pour des artistes qui créent des situations d'indétermination et des perceptions de la réalité fluctuantes.
Laurent Tixador : - La galerie du Dourven et son environnement sont des endroits extrêmement domestiqués alors que j'ai plutôt pour habitude de chercher à travailler en dehors des lieux d'exposition, de m'intéresser à des endroits sauvages. Du coup, il me semblait impossible de trouver le terrain d'exploration que j'affectionne en général. On a d'abord décidé de montrer un film que j'avais tourné il y a un an et qui appartenait au genre « de guerre ». La galerie se situant en bord de mer sur une pointe qu'on pourrait considérer comme stratégique, j'ai proposé ensuite à Didier de construire un blockhaus.
Pièce réalisée spécialement pour le lieu, MON Blockhaus se démarque par son envergure des réalisations du corpus actuel de l'artiste...
D L : - On peut retrouver la genèse de ce projet dans une exposition collective organisée au Confort Moderne en 2001 pour laquelle Laurent avait construit un blockhaus d'une taille très réduite. Ici, cette sculpture reprend les archétypes de l'architecture défensive de la seconde guerre mondiale et s'imbrique dans l'environnement paysager. Le fait de trouver une telle figure à cet endroit reste plausible. La proposition d'édifier le blockhaus dans la galerie renforce le contexte du film, avec cette volonté de rompre avec le caractère hypnotique du paysage, de « désesthétiser » le lieu. Sur le plan plastique, il y a une donnée temporelle et une perception de la forme qui fait référence à une histoire de la sculpture de Brancusi à Serra.
De par cette référence à cette forme archétypale, peut-on alors parler dès lors d'une fiction ?
L T : - Si c'est à propos du blockhaus, il n'y a aucune fiction à chercher. L'intérêt principal de sa réalisation a surtout été le moment sa réalisation et çà n'est pas fictionnel, c'est du béton.
DL: - L'ouvrage est construit selon les modes traditionnels du bâtiment. Sa fabrication qui a nécessité une équipe de techniciens tient de l'aventure. La construction est toujours une étape importante dans l'écriture d'une fiction. Le souci du détail et la texture du béton renforcent le doute. L'illusion est accentuée par le toucher, la jonction entre l'architecture de la maison et celle de la représentation.
Le titre rappelle le registre enfantin, le jouet ou le modèle réduit, une manière de jouer sur l'anachronisme et le changement d'échelle comme l'on construirait une réplique ou une imitation...
D L : - On peut parler d'une mimésis qui teste un certain regard et son actualité. Cela semble absurde de construire une maison sur un blockhaus, même s'il s'agit d'une technique employée lors de la seconde guerre mondiale pour tromper l'ennemi. De façon intuitive, le visiteur perçoit que le blockhaus ne cadre ni avec l'architecture, ni avec l'environnement paysager. L'imitation ressemble à son modèle, mais il agit comme un leurre. L'agencement maison-blockhaus-paysage propose une étrange cohabitation visuelle. Il y a trouble des repères et des certitudes du spectateur. Pour moi, la fiction naît de cette incertitude. Pour la plupart, la réalité du blockhaus semble ne faire aucun doute, pour certaines personnes, elle se traduit par un réel malaise. Chacun projette sur cette forme connue, dans le souvenir de la seconde guerre mondiale. Cet événement, pas si éloigné, continue à travailler la mémoire collective.
Comment s'est opérée la réalisation technique de cette pièce imposante qui semble presque une gageure ?
L T : - Il y a d'abord eu un geste informatique destiné à modéliser le bâtiment pour y placer le blockhaus et qu'il y trouve sa position. J'étais d'abord parti pour réaliser une sculpture avec une satisfaction relative. A partir de là, il était facile d'en modifier les proportions jusqu'à la faire dépasser du bâtiment. A ce stade, c'était devenu un acte comme je les aime, c'est à dire une proposition faite sans en mesurer les conséquences. Une proposition suicidaire. Le projet s'est transformé en quelque chose qui dépassait le statut de l'objet, on rentrait dans des proportions architecturales. J'avais trouvé mon terrain de jeu, quelque chose à tenter sans être sûr d'y arriver.
On retrouve ce goût pour la proposition limite et l'expérimentation de situations en suspens avec « Au bout de 8 jours, on va reprendre notre place », pouvez-vous en évoquer la trame...
D L : - Dans une caserne abandonnée, trois squatters jouent aux soldats avec de vieux équipements militaires et élaborent des structures défensives. Ils sont rejoints par une équipe de tournage qui s'installe dans la communauté et adopte leur utopie. L'affaire après de nombreuses péripéties se poursuit dans la forêt d'Huelgoat située en centre Bretagne et sombre peu à peu dans une sorte de déliquescence qui met un terme à cette expérience. Les protagonistes de cette aventure se retrouvent peu à peu dans une sorte de Koh-Lanta sans finalité, dans lequel les rôles de chacun s'inversent, se brouillent jusqu'à opérer une lente transformation des participants.
Au travers de cette atmosphère si particulière, le spectateur se retrouve plongé dans une complète perte de repères et une ambiance quasi schizophrénique...
L T : - Pour ce qui est du film, on pourrait parler plutôt d'une demi fiction. Les seuls passages qui ont été scénarisés sont ceux qui ont générés les situations que nous avons vécues. C'est surtout du reportage.
D L : - Le film puise dans les expériences déjà vécues par Laurent à travers ses performances réalisées ces dernières années : la vie en autarcie qui utilise les ressources environnantes, l'échec et la régression, l'enfermement et la survie dans des conditions inconfortables, et surtout la fabrication d'objets. Le scénario oscille entre le vrai, le faux et le vraisemblable. Il permet au spectateur d'approcher des sensations et des sentiments vécus par les protagonistes lors de ces opérations qu'il appelle Totale Symbiose. Ce scénario met en place les conditions d'une possible dérive des acteurs.
On y retrouve des réflexions récurrentes et emblématiques de la pratique de Laurent. Cette idée de se mettre en retrait du monde et de choisir l'art comme lieu de retranchement, la nécessité du jeu, une réflexion sur le statut de l'art dans un dialogue qui lie concept et fabrication. Toutes ces questions autours du signe qui fait qu'on interprète une situation, une image ou un objet comme un fait plastique.
Quels sont les liens entretenus entre ces deux pièces qui se font écho dans l'exposition, le blockhaus et le film ?
D L : - Laurent travaille avec une matière culturelle hétérogène. MON Blockhaus s'identifie comme une construction nécessitant un savoir-faire artisanal. Pour le film, l'usage des modes opératoires de la télévision empruntée à la télé-réalité, au documentaire, au reportage de guerre ou aux séries télévisées est une évidence pour nombre de spectateurs.
L T : - Le blockhaus et le film vont dans le même sens, ils parlent de la notion de protection tous les deux. Les spectateurs baignent dans un univers défensif très proche de celui du film quand ils regardent la sculpture. A ce stade de la visite, ils sont dominés par un grand mur de béton qui n'a ni porte ni fenêtre. Celui-ci peut renfermer quelque chose ou rien, mais s'il protège quelque chose, il le protège complètement au point de l'étouffer. Avec le film, on entre par la télé-réalité dans un monde paranoïaque, et cette sensation de partager un huis clos parce que les protagonistes craignent l'extérieur. Avec le blockhaus, on est exclu, on ne peut être que cet extérieur.
Comme il s'agirait d'objets dérivés, indices d'une possible confection de la trace, on se retrouve face aux galets devant une indétermination du statut de ce que l'on regarde...
L T : - Les galets sont des allusions directes à l'artisanat de soldat, aux douilles d'obus gravées et tous les objets fabriqués dans les périodes de repos à l'arrière, dans l'attente, au fond d'un abri. Les militaires modelaient de la matière guerrière pour la transformer en souvenir du front pareil à des souvenirs de vacances. J'ignore complètement ce qui les poussait à de telles réalisations, on est dans le registre de l'intime et de l'histoire personnelle. J'aime l'idée de réaliser un objet évocateur d'un moment qui utilise un matériau de ce même moment. C'est simple, il suffit de trouver un endroit calme pour se plonger dans son bricolage. Là, parce que j'étais dans les travaux au bord de la mer, mon objet souvenir est devenu tout naturellement un galet imprimé avec une photo du chantier. Le lien entre la sculpture, les objets et le film, c'est la protection, le confort ou la tranquillité. Enfin, toutes ces choses qu'on cherche dans l'adversité.
D L : - Le transfert photographique sur galet renvoie aux travaux manuels. Pour moi, les objets de Laurent brouillent la frontière entre art et non-art, en révélant la puissance du contexte sur leurs conditions de réalisation. Les objets accompagnent les différentes étapes du processus artistique dans la conception et la réalisation du film, du chantier de la sculpture, du séjour de l'artiste au sein du chantier, de l'exposition ou de l'objet mémoire. Le statut iconographique de ces objets est spécifique car chacun témoigne de choix esthétiques, narratifs et culturels.