Conversation avec Jean Bonichon
A Fontenay-le-Comte, sous-préfecture du Sud Vendée, un espace municipal est particulièrement dédié à l’art contemporain : la Maison Jean Chevolleau. La Ville a fait de la demeure du peintre fontenaisien décédé en 1996 un lieu de convivialité, favorisant l’échange, la rencontre et la création, soit une résidence d’artistes. Celle-ci met l’accent sur la jeune création – la Ville invite de jeunes plasticiens au démarrage de leur activité professionnelle – afin d’encourager une rencontre féconde entre le créateur et le public ou encore entre le créateur et les sites patrimoniaux. C’est dans ce contexte que Jean Bonichon, Pierre-Alexandre Remy et Thomas Tudoux furent invités en mars et avril dernier à séjourner dans cet espace de vie, de travail et de débats.
Interview de Jean Bonichon réalisée par Stéphanie Barbon, responsable de la résidence, lors de la rencontre publique du jeudi 7 avril 2011, à la Maison Jean Chevolleau.
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Stéphanie Barbon : Ton travail questionne l’absurdité. En quoi cette notion t’est essentielle ?
Jean Bonichon : Ce qui me passionne là dedans, c'est certainement cette capacité qu'a l'humain à avoir fait et à faire autant de choses... Regarde les animaux, eux ils ont choisi de rester tels qu'ils sont et s'y accommodent très bien (pourtant je ne doute nullement de leur intelligence). Mais nous, hommes, il nous faut tout observer, expliquer, retranscrire, contrôler (ça, nous aurions pu nous en passer). Le tout en sachant pertinemment que la destinée de l'humanité est plus que précaire. C'est tout de même merveilleux ! Lorsqu’on ramène cela à son existence propre, il y aurait de quoi écrire des romans...
SB : Tu as une pratique protéïforme, pluridisciplinaire, pratiquant aussi bien la photographie, l’installation, la sculpture que la performance. Pourquoi la multiplication de ces médiums ?
JB : Finalement, c'est l'idée qui prime. Une fois capturée, je la manipule et j'essaie d'en faire quelque chose. Le panel des médiums m'autorise alors à l'articuler de la façon qui me paraît la plus judicieuse. Mais parfois la même idée sera retranscrite en sculpture et vidéo, etc. En plus, je trouve cette façon de faire assez équilibrante et généreuse.
SB : Tu te rattaches beaucoup à des mouvements artistiques : le dadaïsme, le minimalisme, le surréalisme. Quel rôle joue l’histoire de l’art dans ton œuvre ? Ne serait-ce pas une façon de te rassurer ?
JB : Comme tu le sais, je suis venu assez tard à l'art contemporain et j'y ai découvert un domaine aussi riche qu'exaltant. En tant qu'artiste du XXIe siècle, je me sais redevable des générations précédentes. Pour nous, artistes actuels, tout est simple (parfois trop), nul besoin de se battre contre, nul besoin d'avant-gardisme, nul besoin de pourfendre. Nos pères ont ouvert toutes les portes : nouveaux médiums, détournement des médiums classiques, abstraction, réalisme, surréalisme, minimalisme, conceptualisme, revendication sociale, dadaïsme, revendication du rien... Effectivement, il m'est plus confortable de me laisser aller à mes pérégrinations dans ce monde débroussaillé, que je pratique sans complexe, car affilié à cette histoire ; certainement cela me rassure aussi quand je me mets en danger. Néanmoins, l'histoire de l'art m'attire pour une autre raison. Elle me semble, à moi l'explorateur Bonichon, une propriété à explorer, à fouiller : Je connais ce champ et je veux l'ensemencer pour y faire pousser ma propre culture. Je cherche modestement à m'amuser et à jouer dans ce terrain de jeux libre de droit.
SB : Tu dis que le champ de l’art est d’héberger des choses inutiles. Te sens-tu inutile en tant qu’artiste ?
JB : Inutile, le mot est fort ; quoique, sachant que ramené à notre condition, tout est inutile. Oui, je crois que seul le champ de l'art est capable d'accepter des « choses » non viables, non nécessaires, oui peut-être, parfaitement inutiles... (la littérature ou plutôt la poésie aussi). En même temps, la seule chose qui soit vraiment inutile, c'est la « tourniquette pour faire la vinaigrette » de Boris Vian ou bien la bombe atomique, ce genre de truc... Non, quand je parle d'art comme inutile, c'est certainement par provocation car j'attache à l'art, et à la culture en générale, des vertus beaucoup plus appréciables. Et oui je me sens utile et je ne crois pas m'être senti aussi utile avant : je revendique l'art comme, plus que la presse, garante de la démocratie, mieux, garante du libre arbitre, de l'esprit critique. Nous sommes tous différents et seuls notre réaction et notre ressentiment face à quelque chose d'inattendu, d'inconnu nous montre, et nous auto-forme, comme nous sommes. Cette chose mise à disposition de tous, c'est l'art. Actuellement, je vois une fracture tellement importante entre le public et les propositions des artistes que cela me désole. Pourtant, l'art actuel n'a jamais été aussi proche des préoccupations des gens et chacun peut se reconnaître dans un artiste. Pourtant, le public semble ignorer l'art contemporain et cela m'irrite profondément, et je ne jetterai pas la pierre à l'artiste car lui il donne tout.
SB : Tu pratiques la sculpture, l’installation, la performance. Tes sculptures ne seraient-elles pas des performances que tu ne peux pas réaliser ?
JB : J'aime l'œuvre de Robert Morris ; il a été précurseur pour beaucoup et pour moi il a réussi à créer un mélange intelligent des genres. En ce qui concerne ma pratique, peut-être mes sculptures sont-elles des performances irréalisables. Quoique mes vidéos et photographies me le permettent ! Et peut-être qu'un jour je ferai du cinéma, façon Monthy Pythons ! Réellement, je fais confiance au spectateur pour que, face à mes sculptures et installations, il brode, comme un lecteur, sa propre histoire. Je lui laisse le libre arbitre quant à la lecture de mes pièces, ce que ne laisse pas forcément la performance, très directe. Le volume concret me laisse le temps (à la conception) et laisse le temps (au regardeur) d'une multitude d'interprétations qui ne sont pas offertes par des médiums trop francs. Les trois dimensions et l'absence totale de présence humaine donnent l'occasion d'une véritable appropriation par l'autre.
SB : Le récit est important dans tes pièces, l’attribution d’un objet ordinaire à une forme géométrique comme point de départ créant une narration. N’as-tu jamais tenté de créer plusieurs histoires à partir d’une même forme géométrique - par exemple, recréer ton cône avec un autre objet qu’une pelle ? Autre question : est-ce que tes œuvres entre elles racontent une histoire ?
JB : En ce qui concerne les formes géométriques, j'explore un territoire qui n'est pas le mien (post-minimalisme et sculpture anglaise) et pour l'instant chaque forme me donne matière à faire. Pour répondre à ta question, je ne suis pas encore sûr de vouloir en faire une déclinaison à l'infini, même si je t'ai parlé d'inverser le procédé ; Jeux de balle interdits que j'ai réalisé à la Maison Chevolleau pourrait en être un exemple, à voir... Je n'ai confronté en grand nombre qu'une seule fois mes différentes pièces et j'ai été très content du dialogue inattendu que pouvait entretenir plusieurs d'entre elles. Mais tu commences à me connaître, je suis plutôt duchampien, dadaïste et surréaliste belge alors mon intérêt pour l'installation me permettra probablement d'articuler des dialectiques composées entre mes différents travaux.
SB : Contrairement à Pierre-Alexandre (Remy) qui assume le côté « par propre » de ses soudures, toi tu as besoin que tes sculptures aient une allure « léchée ». Est-ce que la notion de Beau est capitale dans ton travail ?
JB : Je n'ai rien contre le beau mais il n'est pas mon but, il me sert juste d'appât. Je tente par ce biais de leurrer le spectateur pour qu'il tombe dans mon piège. Alors, une fois pris, il est face à lui-même. Si l'on y regarde de plus près, mes sculptures ou installations ne sont pas parfaitement exécutées.
SB : Le quotidien alimente ton travail. Tout est art selon toi ?
JB : Ce n'est pas aussi simple, bien que...Tout n'est pas art mais c'est plutôt le regard qu'on pose dessus qui peut en faire de l'art. Je ne dis pas que lorsque je mange mes pâtes au beurre je le fais de façon artistique, en revanche, j'amuse mon regard, mon ouïe, mon mot, mon touché, mon odorat, mon goût (et les pâtes au beurre ce n'est quand même pas le nirvana) au monde qui m'entoure. Tout est là ! Je ne dis pas que nous pourrions tous être artistes, mais je pense sincèrement que la vie offre à chacun d'être particulier et sensible, de le partager aux autres sans nécessairement le mettre en forme. Combien d'ami(e)s m'ont offert des instants, des visions, des ressentis uniques et personnels qui m'ont permis de me sentir, de grandir, de devenir ou de me remettre en question. Aucune œuvre d'art ne vaut un moment comme celui là. Alors non, tout n'est pas art, mais la vie forme l'art.
SB : Quel rôle joue le hasard dans ton travail ?
JB : En fait, très peu. Je calcule beaucoup en amont. Le hasard, c'est le petit (parfois grand) en plus. Je crois en mon intuition mais je laisse toujours ma porte ouverte et si le hasard se présente et veut m'offrir de belles surprises, qu'il entre !
SB : Finalement, comme Thomas (Tudoux), j’ai l’impression que tu as peur du vide. Est-ce que je me trompe ?
JB : Si le vide me fait peur ? Je crois que oui et c'est certainement pour cela que je parle tout le temps... par peur du silence ! Face à l'art : je suis incapable d'abstraction. Si je me trouve nez à nez avec une pièce abstraite je laisse mon moi sensible me parler et j'y prends plaisir, mais au bout d'un moment relativement court, je commence à me fabriquer une histoire. Face à la vie : je crois que j'angoisse de la mort. Bien que je n'hésite pas à jouer avec le feu (dans l'art comme dans la vie), j'essaie de tout remplir. Je m'ennuie souvent, sorte de « spleen » baudelairien, alors je marche, je chante, je fume, je bois, j'imagine, j'écris, je crée. Pourtant face à l'invitation d'un monochrome, d'une truite calme qui nage face au courant, et qui attend une proie, face au corps nu de la femme étendue, enfin je respire et je me laisse aller à la douce contemplation. Je suis originaire de la campagne sauvage, en Creuse ; peut-être est-ce ce temps, ce rythme qui me manquent ? Ou plus tard, trouverai-je enfin l'envie d'apprécier ce temps qui file ? Laisser la place à la douce mélancolie.
SB : Dans tes performances, tu as créé un personnage. Veux-tu signifier que l’action pourrait être réalisée par tout un chacun ? Nous en avons déjà parlé, « grand, blond, avec la chaussure... », il y a un côté Pierre Richard dans tes performances. Est-ce que tu l’assumes ?
JB : Je crois que j'assume entièrement mes actions, et comme je te l'ai déjà dit, ce personnage inventé me permet essentiellement d'exprimer mon idée d'une manière neutre ; on s'en fiche de Jean Bonichon ! Ce qui compte c'est la proposition, le positionnement et l'implication. J'assume totalement ce côté Pierre Richard, Jacques Tati, car j'ai la chance d'être né avec un grand corps dégingandé que je commence à bien connaître et à maîtriser ; même si ce n'est parfois pas voulu. En revanche, j'aimerais à l'avenir construire des actions pour d'autres. J'avais d'ailleurs pensé à plusieurs choses qui n'ont malheureusement pu se faire et j'ai, il y a peu, fait une intervention avec une amie danseuse. Mais mon corps, ma gestuelle et ma voix sont évidemment des outils de mon expression.
SB : Jean c’est ta 1ère résidence. Est-ce que cela correspond à ce à quoi tu t’attendais ?
JB : En fait, je crois que c'est mieux que ce que je pouvais imaginer. Quel luxe d'avoir ce temps à ne consacrer qu'à cela, avoir de l'espace, avoir des sous aussi ; se lever le matin avec l'envie de bien remplir sa journée, s'amuser à articuler un travail plastique dans un confort absolu, prendre le temps à la discussion avec les deux autres artistes et avec toi sur des pièces en cours, sur notre propre pratique, sur d'autres artistes, sur des concepts philosophiques ou non, autour d'un verre de vin ou d'une tisane, je crois que tout cela me plaît énormément. Cette première résidence m'a permis de prendre la véritable dimension du travail d'artiste et pour la première fois de me sentir plasticien.