Une interview réalisée par Frédéric Emprou à l'occasion de l'inauguration de la nouvelle galerie parisienne Benoit Lecarpentier
Frédéric Emprou est critique d'art, il collabore pour diverses revues et a publié dans divers ouvrages collectifs, catalogues d'art contemporain.
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Variations savoureuses et hybrides, où l'ironie cinglante n'a de cesse de poindre, Délicat désastre tient du précipité anachronique et railleur. Cette suite composée de trente-cinq dessins de Daniel Nadaud se conjugue à la façon de la distraction distante et amusée, où la trame baroque et jubilatoire, inventorie autant de notes sur un temps indistinct : des vignettes aux tracés surannées comme l'on décrirait la trajectoire éparse de l'Histoire, de ses catastrophes et de ses guerres. A travers ces facéties précieuses sur papier millimétré, Daniel Nadaud orchestre la logique de l'hétéroclite et de l'assemblage excentrique sur le mode de l'album dérisoire et méticuleux. Présenté dans sa totalité dans le cadre de l'exposition, l'ensemble Délicat désastre inaugurait l'ouverture et le lancement de la Galerie Benoît Lecarpentier. Entretien avec le propriétaire des lieux, et tentative d'esquisse d'un portrait chinois de la galerie et de son galeriste.
- Pourquoi avoir choisi de débuter la programmation de la galerie avec Daniel Nadaud ?
J'aime qu'une oeuvre puisse ne pas être autoritaire dans sa signification et qu'elle ménage des échappées. C'est l'une des raisons qui m'ont donné envie d'inaugurer la galerie avec Daniel Nadaud. Ce dessinateur, qui fut un temps sculpteur, développe un univers qui fait se croiser des récits de la première guerre mondiale qu'il a pu entendre enfant à la dilution que la mémoire produit, qui additionnent ceux-ci aux apprentissages progressifs. Les origines de ces récits et ces connaissances accumulées finissent par se mélanger dans un grand désordre fantasque qui fait écho à la période contemporaine. Nous sommes de plus en plus submergés d'informations qui émanent de sources multiples et créent comme de grandes agglutinations de sens, d'idées et d'illisibilités. Les dessins de Daniel Nadaud traduisent cela à merveille. C'est aussi un artiste qui me semble trouver de nombreux échos chez une jeune génération de sculpteurs français.
- A qui penses-tu quand tu parles d'une jeune génération de sculpteurs français ?
Quand je parle de la jeune génération, je pense notamment à Daniel Dewar et Grégory Gicquel, même si le fond historique n'est pas le même. Ces sculpteurs, comme Daniel Nadaud, jouent de la charge sémantique de certains objets pour produire une parole sur la période actuelle. En ce qui concerne Daniel Nadaud, il s'agirait plutôt de l'évocation de la guerre froide, des bouleversements liés aux changements de pratiques agricoles et à l'industrialisation. Pour Dewar et Gicquel, c'est la question des RTT qui semblerait se révéler. On peut discerner là, deux relations différentes à la sphère du travail et à l'engagement. Il y a chez Dewar et Gicquel, quelque chose qui s'accompagnerait d'un renoncement joyeux et d'une référence aux loisirs, alors que pour Nadaud, on pourrait interpréter un refus par rapport à cela, quelque chose d'assez rageur.
- Pourrais-tu déjà décrire une ligne artistique propre à la galerie ?
Il n'y a pas de ligne artistique vraiment définie à l'origine du projet, quelques centres d'intérêt personnel tout au plus qui ont orienté mes choix progressivement. Ils correspondent à mon goût pour des oeuvres aptes à manipuler l'ambiguïté. C'est à dire qu'il faut que je me sente libre devant une oeuvre, d'apporter mon histoire et mes références historiques.
- Peut-on parler d'un caractère prospectif particulier ?
Un caractère prospectif particulier, je ne sais pas. Disons plutôt que je pense que l'histoire de l'art fonctionne par cercles concentriques et qu'une partie du travail d'une galerie est de croiser des générations d'artistes dans sa programmation. C'est une manière d'enrichir les propositions artistiques en les mettant en perspective les unes avec les autres. Ce qui me plaît dans cette activité est d'essayer de mettre en avant des univers plastiques singuliers, des travaux au long court. Et c'est là ce qui réunit les quatre artistes (Daniel Nadaud, David Ryan, Jean-Charles Eustache et Antoine Marquis) avec lesquels j'ai décidé de collaborer. Je pense qu'ils partagent tous une même manière d'envisager leur vie d'artistes, ils partagent des va-et-vient similaires, dans la façon dont certaines parties de leur biographie irrigue leur travail. Ces artistes font incarner quelque chose de leur vécu dans leur oeuvres.
- Racontes-nous la genèse de la création cette galerie... A quoi correspondait cette envie ?
J'avais en tête l'idée de créer une galerie depuis un certain temps déjà. Elle émanait d'expériences professionnelles précédentes mais aussi de mon cursus d'école d'art. Ces deux choses m'ont amené à rechercher quel pouvait être l'espace qui ferait au mieux se rencontrer ces expériences et ce cursus et puis l'idée de la galerie s'est progressivement imposée. Etant un ancien étudiant d'école d'art, très intéressé par les artistes mais sans doute moins par le fait de le devenir moi-même, l'activité de marchand est une manière de continuer à travailler avec des artistes, au plus près de leur économie, mais aussi au plus près des oeuvres et de leur monstration. J'entends par là, à la fois l'accrochage, et aussi la discussion que je suis amené à avoir quant à la présentation des expositions. C'est assez passionnant car des personnes très diverses se croisent dans une galerie. Jeunes étudiants, curieux et (ou) collectionneurs. Tous m'amènent à devoir partager un regard, à dialoguer avec des personnes dont le fonds culturel est à chaque fois différent du mien. Bref, il me semble qu'il faut faire attention à rester attentif tant vis à vis des visiteurs que vis à vis des oeuvres et des artistes.
- A quel public s'adresse la galerie Benoît Lecarpentier ? De quelle manière envisages-tu qu'elle s'inscrive ou qu'elle se démarque dans le paysage actuel des galeries parisiennes ?
J'aimerai que la galerie puisse être reconnue par l'attention que je porte à présenter des artistes dont les oeuvres possèdent une forte charge plastique. Et puis j'aime aussi l'idée de la souplesse, qu'une oeuvre alterne dans son caractère, qu'elle puisse parfois être très décorative, et d'autres jours piquante.
- "Décorative" et "piquante", cela pourrait assez bien résumer l'esprit des lieux ?
Le décoratif est un poil de trop en fait. Je pense que "virtuosité" serait plus adapté s'il n'en faisait pas tant dans le génie."Décorative" et "piquante" veut aussi dire que j'aime les oeuvres inquiétantes et mystérieuses, mais qui s'approcheraient d'un état plastique très maîtrisé.